Fons juventutis  Ars canendi  Corpus motetorum

Une fons juventutis ?

Considéré par Pétrarque comme « un poète sans égal en France », Philippe de Vitry (1291-1361) n’est plus aujourd’hui connu que comme l’auteur d’un traité de musique (Ars nova, vers 1320), de quelques poèmes et le compositeur d’une vingtaine de motets dont l’attribution est plus ou moins sujette à caution. Contrairement à Guillaume de Machaut – l’exception en la matière – il n’a pas veillé personnellement à la copie de son œuvre. De ce fait, la quasi-totalité de sa production musicale, poétique et spéculative a été perdue ou, dans le meilleur des cas, est tombée dans l’anonymat.

Chanter les motets de Philippe relève donc aujourd’hui de la gageure, ce d’autant plus que l’une des seules transcriptions disponibles est celle des Éditions de l’Oiseau-Lyre, parue en 1956, qui est loin de répondre aux exigences d’une pratique musicale historiquement informée. Quant aux manuscrits originaux, leur lecture est parfois ardue, et même des reproductions numérisées d’excellente qualité ne seraient le plus souvent pas directement utilisables par des chanteurs.

Nous voulons tenter de pallier ces lacunes au moyen d’une édition modulable et interactive, à la fois diplomatique et critique des motets de Philippe, qui permette non seulement d’établir un texte, mais donne aussi l’occasion de rééprouver certaines pratiques anciennes. Ainsi, le travail scientifique se verra prolongé par des ateliers d’interprétation, d’ornementation, d’improvisation et de composition, visant à intérioriser les conditions d’exécution qui prévalaient au temps de l’ars nova. Les résultats de ces ateliers devraient, en retour, fournir du matériau aux chercheurs.

Parallèlement, une réflexion est menée quant à la manière de présenter les motets au public, notamment en situation de concert. Enchaîner, une heure trente durant, une kyrielle de motets n’aurait pas plus de sens aujourd’hui qu’au XIVe siècle. Il faut donc considérer la présentation publique de motets comme un acte de création contemporaine : partir à la quête d’une nouvelle jeunesse pour Philippe et son œuvre.


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Ars canendi : notation, solmisation, déclamation

Quid est musica ? Veraciter canendi scientia.
Jacques de Liège, Compendium.

Pour bien des théoriciens, la musique pratique se définit comme l’« art de chanter ». Cet art implique, de la part de ses praticiens, des aptitudes aujourd’hui perdues, dont les traités ne donnent qu’une vision figée, mais qu’il n’est pas impossible de se réapproprier. Pourtant, lorsqu’on écoute les principaux enregistrements discographiques des motets de Philippe, on constate qu’ils sont tous réalisés sur la partition de l’Oiseau-Lyre, dont ils reproduisent les choix et les erreurs. Aucun d’entre eux ne requestionne les sources, ni n’a intégré l’apport des traités médiévaux.

L’enseignement de Philippe promeut plusieurs innovations en matière de notation, parmi lesquelles la figure de la minime, par adjonction d’une hampe ascendante à celle de la semi-brève, le « mouvement artificiel » (long-bref), contrepied du « mouvement naturel » (bref-long) dans l’alternance semi-brève/minime, et les signes de mensuration, dont nos indications de mesure sont les héritières. Il ne serait pas satisfaisant de laisser toutes ces questions de notation aux seuls musicologues et éditeurs : les praticiens doivent être initiés à la notation de l’ars nova, et même, pour les plus engagés d’entre eux, rendus capables d’en démêler la complexité tout en chantant.

De même, la musica ficta ne se réduit pas à des altérations apparues mystérieusement dans les partitions par la volonté d’éditeurs omniscients. On ne peut la comprendre en profondeur que si l’on en fait l’expérience : lorsque plusieurs chanteurs doivent négocier entre eux les intervalles, en observant des règles mélodiques et contrapuntiques. À cet égard, le XIVe siècle généralise la pratique consistant à s’aventurer hors des sept hexacordes de la musica recta (constituant la main guidonienne) pour en explorer au moins dix autres, ce à quoi invitent, bien que de manière elliptique, les quelques dièses ou bémols qui parsèment les manuscrits de l’ars nova.

Enfin, chanter, c’est d’abord déclamer un texte ou, s’agissant de motets, plusieurs textes. Qu’ils soient élogieux ou satiriques, ceux-ci sont avant tout éloquents et, presque toujours, ils ont un destinataire. Cet aspect aussi doit être travaillé, en rapport avec les questions de métrique, de prosodie et d’histoire de la prononciation.


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Vers un corpus motetorum interactif

Les manuscrits contenant des motets attribués à Philippe de Vitry sont conservés dans une trentaine de bibliothèques européennes. Deux parmi eux sont considérés comme principaux : le Roman de Fauvel, contenant cinq motets de jeunesse, et le manuscrit d’Ivrea, contenant une dizaine de motets de la maturité. Après plus de dix ans de démarches et de péripéties, nous avons finalement pu consulter ce manuscrit en décembre 2017 et, de manière inespérée, le photographier dans son intégralité, condition sine qua non pour le lancement officiel du projet.

À l’état brut, nos transcriptions des motets de Vitry constitueront des ensembles de données rigoureusement structurées, directement lisibles et analysables par l’ordinateur. À partir de ce noyau abstrait, le traitement informatique permettra de produire des visualisations de toutes sortes : transcriptions diplomatiques en partition, éditions comparatives de plusieurs sources du même motet, éditions critiques, éditions en notation mensurale et en parties séparées, analyses mélodiques, rythmiques, contrapuntiques, prosodiques etc.

Les textes des motets devront faire l’objet d’un travail d’édition spécifique. Souvent obscurs, parfois corrompus, ils doivent être étudiés pour eux-mêmes par d’excellents experts en poésie médiolatine.

Enfin, nous attendons beaucoup de l’informatique pour nous permettre de descendre dans la « fabrique » du compositeur médiéval. Si, comme l’affirme le théoricien Pierre « à la main oisive » en 1336, un motet se compose par ornementation d’un squelette (ou discantus simplex) construit punctum contra punctum (note contre note), il doit être possible de « décomposer » des motets en en retirant les ornements (flores) pour en retrouver la structure et les mouvements fondamentaux. Quant aux flores, elles pourront faire l’objet d’un répertoire exhaustif. À terme, on pourra aussi s’exercer à réorner des pièces, ou même à en composer de nouvelles en puisant dans ce répertoire.