Dans un projet comme le nôtre, la méthode se construit peu à peu, au fur et à mesure des questions et débats que suscite son avancement. Dès le départ, il était clair pour nous que nous voulions, pour chaque motet de notre corpus, éditer séparément la totalité des sources existantes, mais nos idées restaient un peu floues quant à la nature exacte de ces transcriptions. Assez rapidement s’est imposée l’idée qu’il fallait être « diplomatique », mais, proclamé ainsi, le terme même prêtait encore à confusion.

On croit parfois qu’une transcription en notation moderne ne peut pas être diplomatique ou, pire, que pour produire une édition diplomatique, il suffirait de recourir à une notation mensurale plus ou moins simplifiée. Il n’y a rien de plus faux… En vérité, la « diplomaticité » ne tient nullement au système de notation utilisé pour la transcription, mais bien à la précision avec laquelle une édition rend compte du manuscrit qu’elle transcrit. Relevé d’une et une seule source, une édition diplomatique doit avant tout s’abstenir de la « critiquer » (autre terme problématique), et surtout de la « corriger », quitte à en reproduire fidèlement les erreurs les plus flagrantes.

Pourquoi, dans ces conditions, ne pas se contenter de bonnes reproductions photographiques des manuscrits ? Parce que, comme l’a écrit Pierre Jodogne, celles-ci ne peuvent être qualifiées d’éditions : « le texte produit n’est que montré, il n’est pas lu ». Or, nous entendons justement proposer une multitude de lectures de l’œuvre de Philippe de Vitry. Lire, c’est, pour commencer, considérer la répartition « géographique » de l’encre sur un folio dans le but d’en dégager un petit nombre de signes jugés pertinents. Et c’est bien dans l’établissement de cette liste de signes que réside le principal enjeu d’une édition diplomatique. Trop détaillée ou trop concrète, elle en viendra à considérer comme des signes différents des combinaisons de traits de plume qui, pourtant, « disent » la même chose ; trop imprécise, elle laissera passer entre ses mailles des éléments indispensables à l’appréhension des systèmes musical et textuel. À cet égard, si la gravure musicale traditionnelle laisse encore une petite marge à l’imitation analogique d’une source, le passage à l’encodage informatique oblige absolument à recourir à un ensemble pleinement circonscrit de signes parfaitement individualisés, d’où une négociation continue entre le manuscrit et ses éditeurs.

Quid enfin de la notation ? Dans la mesure où nous avons placé au cœur de nos éditions le relevé informatique des signes abstraits que nous identifions dans les manuscrits, toutes sortes de rendus graphiques peuvent ensuite coexister sans heurt. Lorsque nous mettons un motet en partition, nous privilégions résolument la notation moderne, comme le montre cet extrait d’une édition diplomatique du motet Vos pastores, qu’on pourra confronter avec le fragment de manuscrit qui figure au haut de cette page. En effet, la notation mensurale originale n’est pas conçue pour l’espacement qu’impose l’alignement vertical de plusieurs parties : elle s’en trouve écartelée, et comme dénaturée.

Mais il ne nous paraît pas moins important de pouvoir, à terme, établir aussi, à partir du même ensemble de données, une belle édition critique en parties séparées, qui reproduise finement la notation mensurale d’origine. Nous pensons en effet que des musiciens accomplis, qui voudraient aujourd’hui approfondir ce répertoire, doivent être capables de se confronter en temps réel avec les subtilités de sa notation, et donc de se libérer d’une partition-béquille qui, en autorisant l’œil à naviguer entre les parties, met l’oreille au chômage.