Repère sonore et mnémotechnique dans les traditions orales, la rime garde une très importante fonction structurante dans la poésie savante de tradition écrite. Dans notre travail d’édition de motets, elle nous aide à reconstruire les poèmes lorsqu’ils figurent sous la musique, sans retour à la ligne de fin de vers. En pratique, elle pourrait aussi guider nos choix en matière de prononciation. Mais est-elle toujours aussi « sonore » qu’il y paraît ?

Partons de l’exemple d’une ballade de Guillaume de Machaut, ainsi éditée par Chichmaref d’après F-Pnm Français 22546, f° 141 r° (l’illustration ci-dessus est tirée de F-Pnm Français 1584) :

Je suis aussi com cils qui est ravis
Qui n’a vertus, scens ne entendement,
Car je ne sui à nulle riens pensis,
Jour ne demi, temps, heure ne moment,
     Fors seulement à m’amour
Et sans partir en ce penser demour.
Soit contre moy, soit pour moy, tout oubli
Fors li qu’aim miex cent mille fois que mi.

Quant je la voy, mes cuers est si espris
Qu’il art et frit si amoureusement
Qu’à ma maniere appert et à mon vis ;
Et quand loing sui de son viaire gent,
     Je langui à grant dolour :
Tant ay desir de veoir sa valour.
Riens ne me plaist ; tout fui, tout ay guerpi
Fors li qu’aim miex cent mille fois que mi.

Einsi lonteins et près langui toudis,
Dont changiés sui et muez tellement
Que je me doubt que n’en soie enhaïs
De meinte gent et de li proprement.
     Et c’est toute ma paour ;
Car je n’i sçay moien, voie ne tour,
Ne riens n’i puet valoir n’aidier aussi
Fors li qu’aim miex cent mille fois que mi.

Dans cette disposition, le schéma rimique de la strophe, ababccdd, est bien mis en évidence, et l’on peut contrôler que, comme l’exige la forme ballade, les mêmes rimes se répètent d’une strophe à l’autre. On relève aussi que deux de ces rimes partagent la même voyelle d’appui, i, et ne se distinguent que par la présence ou l’absence d’un s final qui, de ce fait, acquiert une importance structurelle particulière, ravis : pensis : espris : vis : toudis : enhaïs d’une part, et mi : oubli : guerpi : aussi d’autre part. Pourrait-on en déduire que, pour Machaut et ses premiers lecteurs, ces s finaux, qu’on ne prononcerait pas aujourd’hui, avaient impérativement une valeur phonétique ? Ce serait aller un peu vite en besogne…

Son contre tradition

Si, au xive siècle, la langue littéraire est déjà largement unifiée, sa circulation écrite fait qu’elle pourra être reçue par des lettrés qui n’ont pas de contact direct les uns avec les autres. En l’oralisant, ils tendront à s’appuyer sur leur prononciation dialectale, qui peut être assez éloignée de celle du poète. Le poète lui-même, lorsqu’il compose, entendra ses vers dans sa prononciation propre, ce qui le place dans une situation d’insécurité : il ne peut pas savoir si une rime consonante à ses oreilles le sera aussi pour ses lointains lecteurs. Dans ses conditions, il n’a d’autre choix que de faire appel à la tradition : si une rime donnée a été utilisée par un grand poète du passé, alors, elle « doit » être acceptable par ses contemporains.

Les contraintes rimiques qui régissent la composition d’une ballade sont d’ordre formel. Comme -i et -is sont des rimes formellement distinctes (on postule qu’elles l’étaient phoniquement dans un état de langue « originel » révolu, où toutes les consonnes finales se prononçaient), notre ballade exemple, dans la mesure où elle se conforme à cette tradition, est reconnue comme bien construite, et ce indépendamment de toute considération phonétique.

Oralisation et variation

Bien avant le xive siècle, les consonnes tendent à s’affaiblir en français lorsqu’elles se trouvent en fin de syllabe. Au temps de Machaut, les consonnes finales de mot ont suivi cette tendance et, dans une large mesure, sont devenues muettes devant consonne initiale (Rien s  ne me plaist) ; elles restent en revanche fermement articulées lorsqu’elles peuvent être resyllabées avec la voyelle initiale qui suit (temp–zheure ne moment) ; c’est à la pause, et donc à la rime qu’elles connaissent la plus grande variation.

Dès lors, on peut envisager, si l’on imagine un contemporain de Machaut oralisant notre ballade, trois cas de figures a priori équiprobables :

  1. Articulation ferme de l’s final des rimes en -is. À l’oreille, elles sont donc pleinement distinctes des rimes en -i.
  2. Affaiblissement, voire amuïssement complet de l’s final, avec allongement compensatoire de la voyelle i. À l’oreille, ces deux rimes pourraient se différencier avant tout par une opposition de durée : i long pour -is contre i bref pour -i.
  3. Omission complète de l’s : formellement distinctes mais identiques à l’oreille, les deux rimes peuvent dans ce cas être qualifiées d’« homonymes ».

Mieux définir la rime

D’après les dictionnaires, la rime ne serait rien de plus que la « répétition à la fin de deux ou plusieurs vers de la dernière voyelle accentuée ainsi que des phonèmes qui éventuellement la suivent ou la précèdent ». Sur la seule base de notre exemple, on voit bien maintenant à quel point cette définition, étroitement phonologique, passe à côté de la réalité. Il convient alors d’en proposer une autre, qui ne fasse pas l’impasse sur les dimensions formelle et historique de ce qui apparaît comme une institution à part entière.

Nous poserons donc que la rime est :

  1. un système évolutif d’équivalences conventionnelles,
  2. fondé sur un ou plusieurs états de langue révolus,
  3. conditionné et transmis par une tradition écrite,
  4. et se réalisant sous la forme d’une identité phonique de fin de vers,
  5. tout en violant le moins possible la phonétique d’un état de langue contemporain.

À condition qu’ils restent conformes à un usage reçu du temps de Machaut, chacun des trois cas de figure évoqués ci-dessus constitue une réalisation acceptable de la rime en -is, vu qu’aucun des trois ne viole la clause d, qui, avant le xixe siècle, est impérative. En revanche, dans le cas de rimes du type pis : merci, qu’on peut rencontrer dans le répertoire des motets du xiiie siècle, la seule réalisation qui respecte pleinement les clauses d. et e. est celle où l’-s n’est pas prononcé. On peut donc y voir un indice assez convaincant de l’existence, un siècle avant Machaut et Vitry, d’usages dans lesquels certains s finaux écrits n’étaient pas, ou pas toujours, prononcés à la rime.